J'ai pu assister dans la soirée
du 6 avril a un débat organisé par l'association
Vivagora, dont l'objet principal était l'usage des
nanotechnologies dans notre quotidien, notamment dans le domaine des
technologies de l'information et de la communication. Au cours de la
soirée, de nombreuses digressions intéressantes nous
ont conduit à réfléchir à la notion de
normes, à leurs finalités, à la façon
dont elles sont élaborées et finalement à la
question de savoir qui les édicte, et qui en bénéficie.
Au départ, tout paraît
relativement simple : Le travail de normalisation peut répondre
dans certains cas à une volonté du législateur,
qui fixe quelques « règles du jeu »
minimales. Mais il répond surtout, en théorie, au
besoin de rendre « interopérables » et
« communicants » les systèmes entre eux,
et surtout à faciliter leur mise sur le marché et leur
circulation dans une économie mondialisée.
Au final, c'est surtout de luttes de
pouvoirs pour savoir qui contrôlera le marché qu'il
s'agit. La norme devient une arme clé dans la guerre
économique. Qui contrôle la norme, et de préférence
au niveau le plus « bas », et au niveau le plus
fin, contrôle le marché. Vous êtes le premier à
mettre sur le marché une nouvelle technologie ? Inondez le
marché au plus vite, et surtout fréquentez assidûment
les instances de normalisation et prodiguez leur généreusement
vos conseils. Vous arrivez après, mais qu'importe, vous êtes
plus gros, plus riche et plus puissant que votre concurrent ?
Concevez votre propre norme, si possible à l'aide de quelques
alliés puissants, et vous évincerez « en
douceur » votre adversaire. Tout ceci bien sûr dans
l'intérêt du consommateur, puisqu'il aura à sa
disposition des produits « standards »,
maîtrisés, sûr et communicants.
On se souvient par exemple de la guerre
des standards pour les cassettes vidéos, de celle sur les
téléphones mobiles, ou encore, aujourd'hui, sur les
fameuses étiquettes dites intelligentes (RFID). Le plus
souvent, plusieurs acteurs puissants s'organisent et passent une
alliance pour définir le futur standard du marché. Dans
le domaine des systèmes d'exploitation pour ordinateurs
personnels, on est bien obligé de constater qu'un acteur du
marché fixe à lui seul le standard de fait, depuis
maintenant une vingtaine d'années. C'est donc, dans l'intérêt
de l'utilisateur bien sûr, une sorte « d'oligarchie »
économique qui met au point et édicte les standards qui
lui conviendront, à elle, et lui permettront de consolider sa
domination sur le marché. Dans un système théoriquement
dominé par le marché (l'utilisateur), c'est bel et bien
le fournisseur, et non le client, qui fixe la norme.
A l'opposé du concept
d'émergence (bottom-up) sur lequel je reviendrai plus loin,
c'est bien une approche top-down qui domine.
Quelles en sont les implications ? J'en
vois trois principales :
Malgré la transparence
théorique du produit fini (la norme), le processus qui
conduit à son élaboration se fait essentiellement sans
impliquer l'usager, qui au passage est aussi un client et un
citoyen. La norme étant généralement un
document technique destiné à des techniciens, sa
compréhension échappe largement aux
citoyens, et relève des seuls experts. De nombreux aspects
éthiques sont souvent « oubliés »
dans la réflexion (Où sont les données ? Qui
peut les lire ? Pendant combien de temps sont elles conservées
?), ou ressurgissent, trop tard, sous forme de polémiques
interminables.
Ce mode d'élaboration des
normes techniques installe de fait une coupure vis à vis de
l'usage qui sera fait effectivement de l'outil, et des motivations
réelles de l'usager. Vieille question qui agita jadis les
évolutionnistes : Est-ce l'organe qui crée la fonction
? (L'outil qui fait l'usage ?) ou la fonction qui crée
l'organe (l'usage qui détermine l'outil ?). Combien de fois
sommes nous, simples usagers, obligés de nous adapter à
un outil répondant mal à nos besoins, alors que nous
aurions tant aimé avoir un outil qui s'adapte à notre
usage...
Enfin, et c'est peut être le
plus grave, je vois dans tout cela comme une négation de la
complexité du monde réel, des dynamiques
d'interactions sociales, culturelles, et environnementales, et des
ruptures que sont susceptibles d'introduire certaines innovations.
Comme une dangereuse volonté de simplification forcée.
Réductionnisme et déterminisme contre approche
systémique et globale ? Si c'est le cas, c'est à une
extrême fragilisation du système, dans son ensemble,
qu'il faut s'attendre. Comme un château bâti sur des
sables mouvants. Forcer son environnement à s'adapter, plutôt
que de s'adapter à son environnement est hélas bien
dans les habitudes de l'humanité, depuis quelques milliers
d'années en tout cas. Mais nous constatons aujourd'hui les
limites de cette attitude...
Alors quelles réponses apporter,
face à ce constat ?
Faisons preuve d'un peu de modestie, et
prenons exemple sur le vivant : Celui-ci nous inspire déjà,
à travers le « biomimétisme », de
nombreuses innovations technologiques (je citerai par exemple le
« Velcro ». Peut-être peut-il aussi nous
inspirer une autre façon d'innover. Depuis 3,8 milliards
d'années, sans interruption, le vivant est là. Il a su
s'adapter à des bouleversements prodigieux de son
environnement, en s'adaptant et en innovant sans cesse. Que nous
apprend-il ? Que l'innovation ne suit pas un processus linéaire,
mais au contraire chaotique. Qu'il n'existe d'équilibres qu'en
mouvement, dynamiques, comme un cycliste qui tombe s'il cesse
d'avancer. Que la complexité est là, et que c'est à
nous de nous y adapter. Elle peut même être une source
d'enrichissement et une véritable « assurance vie »
face à l'incertitude. Alors que vouloir tout simplifier
revient à mettre la tête dans le sable. Enfin, dans le
vivant, et à quelque niveau d'analyse que l'on se place, c'est
le « bottom-up » qui gouverne l'évolution.
Le « top down » n'existe pas, sauf à
prendre à la lettre les thèses créationnistes.
C'est bien « d'émergence » qu'il s'agit,
lorsque qu'apparaît un niveau d'organisation supérieur,
et lorsque les propriétés d'un système
deviennent supérieures à celle des éléments
qui le compose. C'est aussi d'émergence que l'on parle lorsque
une espèce (une innovation) qui se trouve être bien
adaptée à son environnement s'y épanouit, au
moment ou d'autres disparaissent. Pour clore cette comparaison avec
le vivant, cette petite métaphore, forcément
simplificatrice : L'espèce qui réussi (l'innovation)
n'est pas celle qui est imposée par son créateur (le
fournisseur) à un environnement (la société)
hostile ou simplement sceptique. C'est celle qui, tout simplement,
saura y trouver sa place.
C'est à nous tous, consommateurs
tout autant qu'industriels, que s'adressent les leçons de
cette « écoute du vivant ».
En tant qu'usagers, nous devrions sans
doute nous réapproprier les outils. Ne pas « accepter
sans comprendre », ce qui ce passe dans toutes ces
« boîtes noires » qui font désormais
notre quotidien, mais réfléchir à leurs apports
réels, à leurs impacts sur nos vies, et à ce que
nous voulons vraiment. Mieux les maîtriser nous aidera à
mieux maîtriser notre futur. Et gardons à l'esprit ces
questions : Qui asservit qui ? L'outil sert-il mes objectifs, ma
volonté ? Ou, comme l'anneau de Frodon, m'impose t-il sa
propre volonté ?
En tant que producteur d'innovation et
acteurs économiques, les entreprises (et les administrations
concernées) seraient peut-être bien inspirées de
réfléchir à la façon d'innover autrement,
en écoutant l'ensemble des parties intéressées,
en acceptant la complexité et les contradictions, voire ce qui
leur semblera relever de « l'irrationnel » chez
leurs interlocuteurs. Sur le processus d'innovation lui même,
le monde du logiciel libre, sur le modèle de « la
cathédrale et le bazar » montre peut être la
voie. L'outil y est le résultat d'un travail collaboratif,
d'itérations nombreuses et « chaordiques »
entre utilisateurs et développeurs, ce qui permet une
personnalisation poussée et une adaptation fine de l'outil à
l'usage qui en sera fait. La norme existe, mais elle résulte
de ce même processus, et répond à un impératif
simple : Nous devons communiquer pour travailler et produire
ensemble. Enfin, la question du « sens » d'une
innovation, et de son impact à court et long terme sur les
comportements, la cohésion sociale, les libertés
individuelles, les cultures et l'environnement devrait être
présente tout au long du processus d'innovation et de
normalisation. « L'éthique » de
l'innovation (et pas seulement en biologie et en médecine, ou
ces questions sont déjà présentes et mêmes
réglementées) est une discipline encore à
inventer.
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